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Terminologie ponctuelle multipôle Danielle
Candel
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L'activité lexicographique et terminologique comprend toujours, dans une proportion plus ou moins grande, et d'une manière plus ou moins explicite, les démarches suivantes : sélection d'une nomenclature, proposition de définitions, proposition d'exemples et de contextes pour illustrer l'utilisation des unités linguistiques et terminologiques, ou de leurs sens et emplois. Dès lors que cette activité a trait à des mots ou des termes de spécialité, ou à des emplois spécialisés, le recours à des "restrictions d'emplois" relatives aux domaines de spécialité s'impose, très largement, de manière récurrente, et peut devenir problématique. Les remarques ci-dessous ont été inspirées par une expérience en trois étapes, qui nous a menée de la lexicographie générale (avec la rédaction du Trésor de la langue française, TLF), à la lexicographie de spécialité (avec la conception, la rédaction et la révision d'une partie déterminante de ce qui devait alors devenir le Supplément au TLF, INaLF, 1991 - 1996, domaines scientifiques et techniques), et enfin à la terminologie (par la collaboration aux commissions de terminologie : contrats DGLF - INaLF, 1998 et 1999).
I. IMPORTANCE DES MARQUES DE DOMAINES Les marques de domaines sont nécessaires dans les dictionnaires encyclopédiques. On constate l'usage répété qu'en fait le Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse (GDEL), aujourd'hui GLU (Grand Larousse Universel) - pour le bonheur du lexicographe mais aussi du terminologue -. Elles sont nécessaires également dans les grands dictionnaires de langue, comme le Grand Robert, ou le Trésor de la langue française. En décrivant la langue française générale et surtout ses usages contemporains, ces ouvrages attestent une proportion importante de mots, termes et usages spécialisés. Même un dictionnaire apparemment aussi éloigné des spécialités de pointe que le Dictionnaire de l'Académie Française a choisi de baliser ses articles de ces indicateurs de domaines. En terminologie, l'usage de telles marques est permanent; il est parfois implicite, pour peu, par exemple, que le titre du répertoire terminologique donne une indication précise du domaine de spécialisation dans lequel il s'inscrit. Le recours aux marques de domaine traduit donc une fonction didactique majeure, liée à la nécessité de classer des concepts et des objets du monde décrits par les termes. Il est observé dans les types d'activités et de situations les plus variées, de la lexicographie générale à la terminologie de pointe. 1. En lexicographie générale La marque du domaine peut introduire (a) le sens spécialisé d'une unité, que cette unité ait, ou non, d'autres valeurs, générales ou spécialisées (v. aléatoire, "Soumis au hasard, incertain (...) MATH. Qui est soumis aux lois de probabilité (...) ", Dictionnaire de l'Académie, 9e édition); (b) des formes complexes, unités terminologiques proches du vocabulaire scientifique général présentées comme sous-entrées d'une entrée générique (v. voile1, "ANAT. voile du palais (...) MÉD. voile du poumon", TLF; v. aussi thermique, "SC., PHYS. bilan thermique, choc thermique", TLF); (c) des formes composées, présentées comme sous-entrées d'une entrée morphologique telle un formant (v. les articles hyper- et hypo- dans le TLF, où, sous les étiquettes MÉD. HUM. ET VÉTÉR., MATH. etc., sont traitées de nombreux substantifs et adjectifs construits sur ces éléments). 2. En lexicographie spécialisée La marque du domaine peut introduire les sens ou emplois spécialisés d'une forme ou d'un terme. Les différences entre les cas de figure 1 et 2 sont liées au caractère plus ou moins terminologique du répertoire considéré. 3. En terminologie La marque du domaine peut (a) être incluse dans le titre du répertoire terminologique lui-même; (b) servir à préciser, après le terme, l'un des domaines indiqués par le titre du répertoire terminologique, ou les sous-domaines plus précis.
II. L'ACTIVITE DE "TERMINOLOGIE PONCTUELLE MULTIPOLE" Le besoin de classement est commun à un grand nombre de démarches intellectuelles liées à l'analyse et au traitement des unités linguistiques et terminologiques. Pour l'ensemble des démarches inhérentes au traitement des mots et termes spécialisés, que ce soit en lexicographie générale, en lexicographie de spécialité ou en terminologie, la consultation d'un grand nombre de données et indications sur les termes est recommandée, et généralement reconnue comme étant d'une grande aide. L'activité que nous dénommons "terminologie ponctuelle multipôle" consiste précisément à répondre à des besoins multiples exprimés au cours de démarches différentes. Tenter de satisfaire un grand nombre de ces demandes incombe actuellement, et depuis l'automne 1998, à notre équipe [1], dans le cadre du "Processus d'enrichissement de la langue française"[2]. Il s'agit de chercher le plus grand nombre de données pertinentes sur des termes ou des emplois anglo-américains ou français, relatives à l'un ou à plusieurs des éléments suivants : mode de composition, étymologie, équivalents français ou anglais, synonymes (généralement quasi-synonymes ou synonymes partiels), contextes d'utilisation, fréquence d'utilisation, définition. Ces données sont disponibles en nombre constamment croissant. Les indications retenues doivent permettre aux Commissions spécialisées de terminologie et à la Commission générale de terminologie de progresser dans leurs travaux, qui consistent en général à attester et définir des termes spécialisés en français, à l'adresse d'un public élargi. Nous relevons deux caractéristiques communes aux diverses actions de terminologie ponctuelle multipôle, et plusieurs variables. 1. Les constantes de cette activité Les constantes sont, d'une part, qu'il s'agit toujours de terminologie, donc de domaines de spécialité, scientifiques ou techniques; et d'autre part, que ces travaux sont rédigés à l'attention d'un certain "grand public". Situer ce "public élargi" est une difficulté latente. Tout effort terminologique, même dans les domaines les plus pointus, fait intervenir différents niveaux de spécialité. Il ne peut y avoir recoupement total entre le niveau de spécialité dont relève le terme, celui de ses inventeurs, celui du terminologue et celui des interlocuteurs et du public auquel on s'adresse. La fonction vulgarisatrice et le rôle du "vulgarisateur" sont omniprésents. 2. Les variables inhérentes à cette activité Les démarches elles-mêmes varient selon deux paramètres essentiels. Ces variables sont les suivantes : (a) Les domaines dont relèvent les termes mis à l'étude sont des plus variés et peuvent être différents d'un terme à l'autre. Alors qu'en terminologie systématique on procède à l'étude d'un ensemble de termes relevant d'un domaine ou d'un micro-domaine précis, on traite en terminologie ponctuelle de sous-ensembles de termes rassemblés de manière aléatoire, appartenant généralement au même grand domaine, mais pouvant relever de sous-domaines différents. C'est ainsi qu'on peut être amené à travailler régulièrement dans tous les domaines traités par la totalité des commissions de terminologie. Mieux, on peut être sollicité de la manière la plus ponctuelle, pour des informations, compléments d'information ou avis, sur un seul terme par domaine, ici ou là. La terminologie couverte est donc à la mesure du nombre de domaines et sous-domaines qui font l'objet de la pratique communicationnelle, c'est dire l'étendue de la recherche. Mais là ne résident ni la principale difficulté ni le principal intérêt de la tâche. Ils se trouvent bien plutôt dans la diversité représentée par les interlocuteurs de l'équipe et par les destinataires des travaux fournis. (b) Les personnes à qui s'adressent, en premier lieu, les recherches effectuées, appartiennent à des catégories très diverses, caractérisées par les éléments suivants :
On voit
l'importance du rôle joué par les interlocuteurs et les partenaires
concernés, le poids de leurs points de vue, de leurs buts et perspectives.
Leurs points de vue [3]
concernent la langue aussi bien que les spécialités technoscientifiques
traitées. En effet, la variation du degré de leur formation
spécialisée entraîne celle du degré de spécialisation
dans leur manière d'analyser, de ressentir, ou même de promouvoir
les unités linguistiques et terminologiques. Leurs buts et perspectives
concernent prioritairement soit le français scientifique et technique,
soit [4]
le français langue générale. Pour les uns, il convient
de mieux On constate donc que le recours aux marques de domaines diffère d'un groupe à l'autre : le spécialiste, qui utilise les termes de longue date, ou qui jongle à son aise avec les concepts représentés par eux, se situe dans son domaine de spécialité, qui peut correspondre à un grand domaine ou à un micro-domaine. Le généraliste peut, quant à lui, tendre à des usages très différents : distinguer clairement "langue générale" et "domaines de spécialité" ou bien au contraire chercher à amalgamer à la première les seconds. Tous ces cas se rencontrent, et les situations discursives les plus diverses sont observables dans la pratique professionnelle quotidienne, qui réfère à des concepts technoscientifiques, et pour lesquelles une action terminologique est requise. Dans le processus que nous avons décrit, il revient au linguiste terminologue d'observer, de décrire, d'analyser les termes qui lui sont soumis, et le cas échéant d'orienter leur emploi. On a noté la multiplicité des facettes de la terminologie ponctuelle multipôle, ainsi que la nécessaire capacité d'adaptation à chacun des interlocuteurs, lecteurs, destinataires des travaux fournis. Il s'agit d'accompagner les recherches ou recommandations terminologiques de commentaires rédigés d'une manière suffisamment souple et claire pour le plus grand nombre de lecteurs. De tels échanges, qui devraient pouvoir connaître une bien plus grande diffusion encore, requièrent une large collaboration entre l'ensemble des acteurs, interlocuteurs, destinataires impliqués dans la recherche terminologique, afin d'adopter une ligne de conduite commune. Il faut rappeler un préalable à toute action : lors de tout travail mené en terminologie on se situe dans le cadre d'un domaine de spécialité : le terme n'a de valeur et de sens que dans le cadre de ce domaine. Si la même forme linguistique peut prendre d'autres valeurs, correspondre à d'autres niveaux de la même spécialité ou à d'autres domaines, elle sera traitée, en terminologie, plusieurs fois [5]. Les regroupements sous des étiquettes du type "spécialement", "spécial" ou encore "langage professionnel" peuvent être commodes en lexicographie générale mais sont étrangères à la pratique terminologique.
III. PROPOSITIONS POUR UNE GESTION COMMUNE DES DONNÉES Un grand nombre de ressources sont aujourd'hui à la disposition du terminologue. Le danger de l'hétérogénéité éventuelle de certaines de ces ressources apparaît dès que le chercheur terminologue travaille à la croisée de plusieurs chemins, de plusieurs domaines, de plusieurs groupes de collaborateurs, interlocuteurs, partenaires, destinataires. C'est la situation de terminologie ponctuelle multipôle décrite. Il serait utile de voir se développer une réflexion commune sur les intitulés de domaines et de sous-domaines, après avoir observé diverses interprétations de ces derniers, et perçu les limites acceptables de ces interprétations [6]. Il est clair qu'une collaboration, une ouverture et une mise à disposition plus générale de résultats consultables par le plus grand nombre (cf. Humbley 1999), devrait pouvoir s'appuyer sur des bases si possible dénuées d'équivoques et de variables interprétatives. Il nous semble rentable et réaliste de tenter de réutiliser des propositions antérieures. 1. Reprise et exploitation de propositions ad hoc Diverses études que nous avons eu l'occasion de mener [7] lors de la constitution de répertoires de mots ou de termes, ainsi que l'observation et l'analyse des usages en cours chez les lexicographes, les terminologues, les étudiants auteurs de mémoires de terminologie, montrent que les constructions de domaines pragmatiques, ad hoc, sont admissibles et plus concrètement réutilisables que les constructions de domaines abstraites, complètes, répondant à des ensembles "logiques". En effet, elles sont établies avec un objectif précis, qui répond à une demande bien définie. Nous partons du principe que dans beaucoup de cas ces choix, dictés par le projet en cours, s'imposaient. C'est le cas des nombreux dictionnaires spécialisés, vocabulaires scientifiques et techniques, bref, de la grande famille des répertoires spécialisés contemporains ainsi que des terminologies naissant dans des secteurs de pointe en pleine émergence. Chaque recherche, chaque ouvrage demande une nouvelle prise en considération d'un "arbre des domaines", d'une "échelle des domaines", voire, d'une simple "liste des domaines". Il semble logique d'élaborer une étude d'ensemble de ces intitulés de domaines, témoins des besoins récents, de s'en inspirer, de les trier, de les corriger si nécessaire, en tous cas, de les répertorier, et donc, avec prudence et circonspection, de les réutiliser. On pourra les redistribuer à la demande, sous la forme de classements nouveaux. 2. Liste des domaines génériques et des principaux sous-domaines L'expérience montre que l'usage de deux niveaux hiérarchiques est, dans l'ensemble des cas, suffisant. Cette restriction permet en tous cas d'éviter nombre d'erreurs dues à des inexactitudes ou ambiguïtés de classements. Nous suggérons donc d'établir une liste d'étiquettes de domaines comportant domaines "génériques" et sous-domaines. D'autres types d'étiquettes, correspondant à des "sous-sous-domaines", y apparaîtraient comme de simples indicateurs de sous-domaines, mais, là encore, toutes sortes de redistributions peuvent être réalisées, à la demande. 3. Index cumulatif des marques de domaines et sous-domaines Pour que chacun puisse retrouver les étiquettes qui lui semblent les meilleures il faudrait que toutes celles enregistrées dans les ouvrages sélectionnés soient attestées sous la forme d'un index d'ensemble, cumulatif, qui précise, pour mémoire, pour information, les équivalents, les synonymes, ou simplement les étiquettes proches de celles que l'on aura effectivement retenues ou recommandées. De la sorte, à chaque marque, il pourra être renvoyé à des marques "hyperonymes", à des marques de niveau hiérarchique "équivalent", ou à des marques "hyponymes". A chacune de ces catégories retenues il sera fait mention de toutes les autres, non retenues, mais "impliquées" par elles, "incluses" dans elles, ou encore, en quelque sorte, "implicites". 4. Index multilingue Cet index devrait inclure les recherches menées sur les langues européennes, au moins en Europe [8]. Il est indispensable, pour une meilleure lecture parallèle et d'un idiome à l'autre, pour de meilleures correspondances et équivalences, d'attester les marques de domaines dans les principales langues européennes [9].
IV. CONCLUSION Étant donné les variables représentées par les divers groupes et les variantes parfois individuelles, on a constaté que les "domaines" prennent eux-mêmes les valeurs les plus diverses. Au point que les étiquettes que sont les "marques de domaines" s'enrichissent de valeurs subjectives qui, loin de la rigueur liée au caractère de monosémie et de biunivocité requis en principe dans les résultats attendus en terminologie, peuvent donner lieu à des variables interprétatives génératrices d'erreurs. Une analyse de l'ensemble des marques de domaines utilisées dans une documentation sélectionnée par l'ensemble des pays traitant de terminologie des langues européennes permettrait de faire un grand pas en avant dans les propositions terminologiques à venir.
Notes bibliographiques Condamines, Anne et Josette Rebeyrolle (1997), Point de vue en langue spécialisée, Meta, n°42/1, pp. 174-184. Délégation générale à la langue française (DGLF) (1999), Rapport d'activité, 83 p. Humbley, John (1999), Terminologie et documentation, Actes de la Conférence sur la coopération dans le domaine de la terminologie en Europe, Paris, 17-19/05/1999, pp. 99-108.
[1] LSNT, "Langues de Spécialité, Néologie, Terminologie" (qui comprend le Service de néologie et terminologie), actuellement au sein de l'ex-INaLF, FRE 2173. [2] V. le dispositif d'enrichissement de la langue française institué par le décret du 3 juillet 1996 (A. Juppé). V. à ce sujet DGLF (1999), p. 46. [3] Sur la notion de point de vue v. notamment Condamines et Rebeyrolle (1997). [4] En particulier pour l'Académie Française. [5] Les séances de la Commission générale de terminologie montrent que les personnalités participant aux travaux des Commissions de terminologie ou à leurs expertises sont parfois loin de partager cette optique. [6] Ces réflexions nous sont inspirées par certains débats auxquels nous assistons en Commission générale de terminologie. [7] Cf. notamment pour la rédaction du TLF (1975-1994) et de ce qui devait devenir le "Supplément" au TLF (1992-1996), pour la rédaction du Dictionnaire de sigles, domaines économiques et sociaux (demande du Conseil économique et social, 1991), pour le groupe de travail mené par M. Mathieu Colas, sur "Les marques de domaines dans les dictionnaires électroniques", Université de Paris-Nord, Villetaneuse, 1996-1997, et pour la révision du Dictionnaire des termes officiels de la DGLF (réflexion en collaboration avec Danièle Degez et Dominique Chichereau, Société D&G, 1998 - 1999). [8] Et incluant les grandes bases de données canadiennes, largement utilisées dans les travaux actuels : Le Grand dictionnaire terminologique (GDT, OLF, Québec) et Termium (Secrétariat d'État du Canada). [9]
Et en élargissant l'anglais à
l'anglo-américain.
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